Laclos - conférence - l'auteur et le roman épistolaire
Forum Universitaire de Boulogne-Billancourt Cycle "Les éducations sentimentales" Mardi 31 Janvier 2006
CHODERLOS DE LACLOS et "De la séduction des femmes" par Jacqueline BALDRAN Maître de conférences Paris IV
« Laclos a construit l'un des romans les plus intelligents de la littérature universelle » Raymond Picard « Génie de la littérature française »
Ce roman diaboliquement intelligent, « Les Liaisons dangereuses », a fait l'objet de nombreux travaux, articles de revues, et ouvrages de critique. Des colloques lui ont été consacrés qui en ont brillamment analysé la complexité; sans compter les introductions savantes qui accompagnent les nombreuses éditions de ce roman. Toutes ces études ont nourri et éclairé ma propre réflexion et c'est pourquoi je tiens à souligner ma dette à leur égard. Choderlos de Laclos est l'auteur d'un unique chef-d'œuvre. Rien dans sa carrière n'avait préparé ce coup de maître, nul coup d'essai. Il avait 41 ans. Que sait-on de lui ? On le connaît mal, car il a très peu livré de lui-même. Il est né à Amiens, le 19 octobre 1741. Son grand-père paternel était sans doute un bourgeois parisien, son père, un fonctionnaire, sorte de secrétaire de préfecture. C'est de lui que date l'anoblissement de la famille. En 1759, Laclos entra comme aspirant à l'école d'artillerie de La Fère dont Napoléon fera l'Ecole Polytechnique. L'artillerie était alors le seul corps où un jeune officier sans nom et sans fortune pouvait espérer faire carrière. La grande noblesse ne daignait pas servir dans cette arme qui exigeait une connaissance approfondie des mathématiques.
Les plus grands généraux étrangers reconnaissaient volontiers que l'artillerie française était « la première d'Europe impossible à égaler ». C'est à ce corps d'armée que les armées de la Révolution devront la première de leurs grandes victoires : Valmy. Laclos en sortit en 1763, officier d'artillerie mais, cette même année, le traité de paix de Paris, qui mit un terme à la guerre de Sept Ans, mit fin du même coup à ses espoirs de gloire militaire. Les aînés de Laclos avaient pu s'illustrer au cours des batailles et conquérir de hautes places. L'horizon pacifique, sur lequel se déroula sa carrière, le contraignit à ne connaître que la vie de garnison. En guise de fait d'armes, il devait se contenter des grandes manœuvres - et rien ne nous empêche de l'imaginer un peu comme le héros du film de René Clair, « Les grandes manœuvres ». Pendant toutes ces longues années, à la fois par goût et pour tromper son ennui, il continua à étudier la balistique et les mathématiques. Il allait devenir un remarquable stratège. Le soir, il fréquentait les salons, troussait quelque madrigal à une jolie dame de province. Il eut quelques aventures, mais rien de ce que l'on sait de sa vie sentimentale n'éclaire l'intrigue des « Liaisons dangereuses ». Il fut nommé capitaine en 1771. Ses débuts littéraires datent de 1773. Dans les salons, on le savait cultivé, amateur des belles lettres, passionné de théâtre et l'auteur de quelques poèmes, des contes en vers et de deux opéras.
En 1779, il n'était encore que capitaine. Il espérait partir comme volontaire quand la France se porta au secours des Insurgés en Amérique, mais ce furent les grands noms de la noblesse qui obtinrent des commandements ou des bourgeois assez riches pour équiper à leurs frais un corps expéditionnaire. Au lieu des Amériques, c'est à Rochefort qu'il fut détaché pour s'occuper des fortifications de l'île d’Aix. Il venait passer ses permissions à Paris où il retrouvait avec délices la vie mondaine. Il semble qu'il s'ennuya beaucoup à Aix ; il y avait à Rochefort des soirées mondaines, mais il lui était difficile de s'y rendre. « J'étais en garnison et, après avoir étudié un métier qui ne devait me mener ni à un grand avancement ni à une grande considération, je résolus de faire un ouvrage qui sortait de l'ordinaire, qui fit du bruit, et qui retentit encore sur la terre quand j'y aurais passé. »
Et il y réussit bien plus qu'il n'aurait jamais pu l'imaginer car, quand son roman sortit des presses en avril 1782, il devint immédiatement le scandale du jour, le sujet de toutes les conversations et fut largement commenté dans les journaux de l'époque. Certains salons fermèrent leurs portes à cet homme scandaleux mais … seulement après avoir dévoré ce roman dont il fallut faire un deuxième tirage un mois après sa première parution. La reine Marie-Antoinette, en avait dans sa bibliothèque un exemplaire, dissimulé sous une couverture sans titre sur la reliure. A Paris, Laclos fut donc pendant quelques semaines « l'homme du jour ». Tout Paris chercha les clefs pour identifier les personnages. D’aucuns prétendirent, à tort, qu'il avait voulu fustiger les mœurs de la Cour. Fut-il pour cela envoyé quelque temps en garnison en Bretagne ? Il rentra dans la pénombre. Cette même année (1782), il rencontrait Marie Soulanges Duperré, une jeune fille de 23 ans. En mai 1784 naissait leur premier enfant. Pour des raisons que nous ignorons, il ne l'épousa qu'en 1786. Une seule certitude, Marie Soulanges fut son unique amour et elle demeurera jusqu'à sa mort l'objet de son indéfectible attachement, une « maîtresse adorable, excellente femme et tendre. » Plus tard, il lui confia qu'en faisant sa connaissance il avait trouvé en elle incarné tout ce qu'il avait imaginé en créant le beau personnage de Mme de Tourvel. Les lettres qu'ils échangèrent jusqu'à la mort de l'écrivain, à Tarente en 1803, ne cessent de chanter leur bonheur conjugal : « Je n'existe plus qu'en toi, je vis de ta vie ». C'est dire que ce serait faire un contresens total que de voir Laclos sous les traits de son pervers personnage. D'ailleurs, fidèle à la tradition du roman épistolaire, l'auteur, dans sa préface, se présente comme « le rédacteur », qui a décidé de faire connaître ces lettres venues entre ses mains. Sans doute conscient de son audace, il défendait la portée pédagogique de son roman et refusait l'accusation d'immoralisme. « Il me semble au moins que c'est rendre service aux mœurs que de dévoiler les moyens qu'emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes. »
Cependant il conseillait aux mères de n'autoriser leurs filles à lire « Les Liaisons dangereuses » que lorsque « serait passé pour elles le risque de succomber à des manœuvres séductrices ». Il ajoute qu'une de ses correspondantes, après l'avoir lu, lui écrivit qu'elle « rendrait un vrai service à sa fille en lui donnant ce livre le jour de son mariage ». « Si toutes les mères de famille pensent ainsi je me féliciterai éternellement de l'avoir publié. » Mais la vraie leçon du livre va bien au-delà car, bien plus que la morale, elle concerne la société de cet Ancien Régime au bord de l'abîme. En 1783, peut-être choqué par l'étiquette de romancier à scandale, Laclos répondit à une question posée par l'Académie de Châlons sur Marne : « Quels seraient les meilleurs moyens de perfectionner l'éducation des femmes ? » par un bref essai, qui ne fut publié qu'en 1903.
Laclos vénérait Rousseau et son traité sur l'éducation des femmes et la société qui la pervertit s'inscrit dans le prolongement des réflexions de son maître. Lorsqu'il évoque la naissance de la servitude féminine, il le fait en des termes qui rappellent directement le « Discours sur les arts et les lettres » et « Le Contrat social ». « Venez apprendre comment, nées compagnes de l'homme, vous êtes devenues son esclave; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel; comment enfin, dégradées de plus en plus par une longue habitude de l'esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants mais commodes, aux vertus plus pénibles d'un être respectable. » La femme dépendante de l'homme qui l'emportait par la force voulut le soumettre par le plaisir. Mais, à partir de ces prémices rousseauistes, Laclos développe une argumentation bien loin de l'éthique de soumission prônée par Jean-Jacques avec sa misogynie bien connue. Laclos affirme: « On ne sort de l'esclavage que par une révolution. » « Il est inutile de chercher à perfectionner l'éducation des femmes. Elle est impossible dans l'état d'esclavage: on n'éduque que des individus libres. » « Partout où il y a esclavage, il ne peut y avoir éducation. Dans toute société les femmes sont esclaves ; donc la femme sociale n'est pas susceptible d'éducation ».
Il imagine alors, loin de tout complexe social, une utopie, une femme différente. « La femme naturelle est, ainsi que l’homme, un être libre et puissant, en ce qu'il a l'entier exercice de ses facultés ». Une femme libre, saine et forte, dont le teint est doré par le soleil. Tout autre est son rapport à la sexualité, à la maternité. Cette femme naturelle, épanouie, ignore les entraves, les servitudes, les faux plaisirs qui constituent la vie des femmes soumises aux règles d'une société dont elles sont les victimes abusées. Il est évident que son essai et les « Liaisons dangereuses » se répondent car la question de l'éducation des femmes est également au cœur du roman. Pour Remy de Gourmont, il serait la moralité des « Liaisons dangereuses ». En effet, c’est dans le champ laissé libre par la négligence d'une mère que Madame de Merteuil va tisser le piège dans lequel va se prendre l'innocente Cécile de Volanges. Et le dénouement vérifie la vérité selon laquelle : « Toute mère est au moins imprudente qui souffre qu'une autre qu'elle ait la confiance de sa fille. » […]
Il est clair qu'il n'y a et qu'il n'y eut jamais rien de commun entre lui et son personnage Valmont. Nul scandale libertin n'a jamais éclaboussé sa vie. Ce livre dans sa perfection absolue est donc un mystère. D'aucuns voulurent y voir la revanche d'un homme aigri par la médiocrité de sa condition, ce qui est une interprétation non seulement discutable mais choquante. Comme si l'amertume, l'aigreur, pouvaient nous livrer le secret d'un chef-d'œuvre! Si de cette vie on retient le goût qu'il avait pour la stratégie, nous avons là une donnée pertinente pour analyser le roman mais bien mince. En effet, que je sache, les plus grands stratèges de l'Histoire - pas même Napoléon - n'ont jamais écrit de chef-d'œuvre romanesque.
Quelle fut la fortune de son roman ? Après son succès de scandale, largement commenté, nous l'avons vu, dans les journaux de l'époque, dans les salons, ce roman sulfureux suscita de vertueux blâmes et des louanges jusqu'au-delà du XIXème siècle. Sainte-Beuve l'accuse de « salir l'amour ». Il fascina Baudelaire. Lanson ne cite Laclos que dans sa dixième édition de sa célèbre « Histoire de la littérature » (1894), une note de pied de page pour l'écrivain « homme de talent » et le roman est « un chef-d'œuvre d'analyse. » A la veille de la Seconde Guerre mondiale, Giraudoux voit en lui « un petit Racine ». Dans les années 70, un délire d'interprétations se déchaînait et Laclos, le plus honnête des hommes et dont on ignore totalement s'il fut traversé d'angoisses métaphysiques, devint un explorateur du Mal, et l'entreprise de dépravation à laquelle se livrent Valmont et la marquise sur l'innocente Cécile témoignerait du sadisme de l'auteur. Bref ce roman eut longtemps une réputation sulfureuse. Il faudra attendre la seconde moitié du XXème siècle pour que son œuvre soit étudiée. Une première thèse universitaire lui fut consacrée en 1958.
LE TITRE
En intitulant son roman « Les liaisons dangereuses », Laclos n'a pas cherché l'originalité. Le titre qui figurait sur le premier manuscrit était « Le danger des liaisons », un titre déjà donné à un roman de 1763. Puis Laclos a corrigé avant l'impression et retenu un titre plus inquiétant en choisissant ce pluriel obsédant, lourd de la menace contenue dans l'adjectif. Le titre engage tout le contenu et tout le sens. « Liaisons » doit s'entendre au sens de « relations » « commerce ». Le sens galant est alors ignoré. Or le mot de « commerce » renvoie précisément à la sociabilité du XVIIIème siècle. Cette sociabilité, qui était un art de vivre, de recevoir, faisait le charme, le raffinement de la vie mondaine et littéraire en ce joli temps « de la douceur de vivre » (certes, une douceur de vivre réservée à des classes sociales privilégiées). Il nous est aujourd'hui difficile d'apprécier ce que fut cet art, dont les étrangers de retour dans leur pays, gardaient une telle nostalgie, et que les émigrés regrettaient comme étant la quintessence même ce temps à jamais disparu. Nous n'avons, pour le comprendre, que les témoignages multiples des contemporains et, heureusement, l'immense correspondance laissée par ces femmes qui régnaient sur les salons parisiens. Et cette correspondance était un prolongement de la conversation de salon. Or, par l'adjonction de l'adjectif « dangereuses », ce « commerce », ces relations sociales seraient une menace, ce qui semble entrer en contradiction avec la foi dans la sociabilité. Cet adjectif nous rappelle (ou nous apprend) que l'on rencontre, dans les salons, des mondains brillants qui masquent leur perversion sous la plus parfaite honnêteté. La liaison dangereuse est un détournement de l'honnêteté : c'est la politesse, le commerce le plus agréable, le plus civil, qui désarme, séduit et devient une arme. L'ouvrage de Laclos s'inscrit dans une tradition romanesque qui, peignant les mœurs d'une société, en dénonce les tares et spécialement les rencontres dangereuses. C'est dire que la sociabilité secrète elle-même le poison qui va la ronger dans une atmosphère décadente propre à toutes les fins de civilisation : « la société mûrit dans ses salons et ses boudoirs ces fleurs du mal. » Ce n'est pas seulement un thème littéraire puisqu'en ces années 1770-1780, les moralistes le dénoncent comme un fléau social délétère. C'est pourquoi les « Liaisons dangereuses » dans sa réussite absolue n'était peut-être possible qu'à cette extrême pointe de l'ancien Régime, si proche de sa fin.
LES PERSONNAGES
Le couple diabolique : Valmont / La marquise de Merteuil. Ils ont eu une liaison; ils se sont séparés à l'amiable et sont restés amis et complices. Selon Laurent Versini, l'un des plus remarquables exégètes de ce roman, c'est une erreur de les voir comme des viveurs dans leur pleine maturité. Madame de Merteuil n’aurait même pas 22 ans, même si elle est « exceptionnellement mûre » pour son âge. Quant à Valmont, qui joue à l'homme d'expérience, il a tout au plus 27 ans, mais on sait qu'à cette époque on entre très jeune dans la vie - on est colonel à 18 ans. Ce qui donne à Valmont une expérience d'une dizaine d'années. Le couple des jeunes amoureux : Cécile / Danceny : Cécile a tout juste 15 ans et Danceny est son très jeune professeur de musique. Madame de Tourvel, connue pour sa vertu, est fort jeune elle aussi. […]
Le roman libertin à la française est un roman de « la bonne compagnie », produit d'une conception aristocratique de l'existence. Le roman libertin veille à l'élégance de l'expression, à l'honnêteté des termes quand le roman licencieux ou pornographique verse dans la crudité ou la vulgarité.
Jamais chez Laclos on ne trouve la description d'une réalité physique ou des termes techniques qui viendraient braver l'honnêteté. […] Les situations, même scabreuses, révèlent chez ces blasés un libertinage de l'imagination. Elles montrent, à travers leurs analyses, la supériorité de leur intelligence, bien plus que leurs capacités érotiques. C'est l'art classique de la litote que cette façon d'évoquer, avec un vocabulaire parfaitement décent, des scènes qui le sont si peu, ou de jouer sur le double sens. Le chef-d'œuvre de la double entente est la lettre 48, écrite par Valmont sur le dos nu de la courtisane, Emilie, et destinée à la Présidente. Cette lettre transpose sur le plan de l'amour sacré les élans du plaisir le plus profane. Elle réussit à décrire à travers le langage conventionnel de la passion les performances érotiques de Valmont avec la courtisane : « J'ai peine à conserver assez d'empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées.. Jamais je n'eus tant de plaisir en vous écrivant …. Tout semble augmenter mes transports . La table sur laquelle je vous écris , consacrée pour la première fois à cet usage , devient pour moi l'autel sacré de l'amour. .. Pardonnez , je vous en supplie au désordre de mes sens. »
Le roman libertin retraçant le parcours qui mène de la première rencontre à la possession s'intéresse plus à la stratégie qu'au résultat et délaisse la description de la défaite. C'est pourquoi « Les Liaisons dangereuses », qui développe un art de la haute stratégie, peut être lu comme le manuel du parfait libertin.
• De l'art de la séduction 1) Le choix de la proie . Le libertin ne s'adresse qu'à des forteresses. C'est en triomphant d'une défense farouche qu'il fait preuve de sa virtuosité. « Vous connaissez la présidente de Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j'attaque ; voilà l'ennemi digne de moi ; voilà le but où je prétends atteindre ».
2) La séduction. Le séducteur est un stratège et « La séduction est devenue déduction ». L'arme la plus sûre de Valmont, la plus redoutable, est de jouer l'honnêteté avec une femme honnête.
Lettre 23 : « Mon secret m'échappe que par faiblesse. Je m'étais promis de vous le taire ; je me faisais un honneur de rendre à vos vertus comme à vos appâts un hommage pur que vous ignoreriez toujours ; mais incapable de tromper quand j'ai sous les yeux l'exemple de la candeur, je n'aurais point à me reprocher une dissimilation coupable. Ne croyez pas que je vous outrage par une criminelle espérance. Je serais malheureux, je le sais ; mais mes souffrances me seront chères ; elles me prouveront l'excès de mon amour.. O vous que j'adore, écoutez-moi, plaignez moi, secourez moi. »
3) La chute. « La voilà donc vaincue cette femme superbe qui avait osé croire qu'elle pourrait me résister. »
4) La rupture. Elle doit être éclatante. Il doit rompre avec éclat. Bien loin de ménager sa victime, le libertin met sa gloire à ruiner sa réputation. L'exploit n'a de sens que si le jeu est dévoilé. Ce qu'on appellerait aujourd'hui « muflerie » était la règle absolue ; ce n'était pas vantardise, mais c'est sa gloire qui était en jeu. L'indiscrétion est sa moralité.
Ainsi que le démontre L.Versini, c'est la rupture qui donne sa signification à l'entreprise libertine. Si elle n'était pas implicite dès le début du jeu, le libertinage ne serait qu'une assez vulgaire tentative de séduction.
Valmont, en parfait libertin, et Madame de Merteuil, rivalisent de perversité ; dans la mesure où ils sont l'un comme l'autre orfèvres en la matière, ils savent que leur complice est plus que quiconque capable d'apprécier leur rouerie ; ils décrivent leurs manoeuvres, leurs victoires, en font étalage. Le voyeurisme propre aux « Liaisons » est subtil et purement intellectuel. C'est dire que le libertinage consiste moins à faire le mal qu'à le dire. Valmont et Merteuil n'ont rien à voir avec les débauchés de la Régence dont Casanova, à sa façon, perpétue l'espèce. Loin d'obéir à la nature, les roués de Laclos l'étouffent en eux-mêmes pour la dominer en autrui. « Tomber amoureux, c'est accepter l'autre, la métamorphose par la passion, la maladie et même la mort. » Le libertinage, c'est refuser de devenir l'autre. « En fait de libération, il n'y a pas d'esclavage plus sûr que le libertinage avec son code glacé dont le non-respect conduit à la mort, celle de Valmont qui a tenté de lui échapper par la tentation de l'amour, celle de la présidente qui ignore jusqu'au bout qu'elle a atteint au cœur son séducteur. » (L.Versini)
Laclos s'éloigne de la sommaire exploitation des faiblesses féminines ou d'un manichéisme simpliste pour peindre un séducteur beaucoup plus dangereux et plus vrai. Valmont, en lucide analyste des passions de l'âme, ne peut ignorer l'univers de la sensibilité avec lequel il va se mesurer. Or, malgré son cynisme, il sera vaincu et se révélera à la fin être lui aussi « un homme sensible ». Mais le roman ne s'achève pas à la conversion du libertin ramené à la vertu par l'amour. Les méchants sont punis mais, comme l'écrit Madame de Volanges, « il n'y a là nulle consolation pour leurs malheureuses victimes. »
II - Les Liaisons dangereuses, roman épistolaire.
Le roman épistolaire connaît une grande vogue au XVIIIème siècle. Dans la première moitié du siècle, il est essentiellement monophonique. Il renvoie alors à la tradition des « Héroïdes » d'Ovide qui désignent les lettres d'amants célèbres ; les lettres d'Héloïse à Abélard ont fourni le modèle incontesté. Dans la seconde moitié du siècle, le roman polyphonique se développe sous l'influence de l'anglais Richardson. Dans son roman, « Clarisse Harlow », publié en français en 1748, on ne compte pas moins de 126 correspondants. Puis, à partir de l'immense succès de « La Nouvelle Héloïse », les romans épistolaires polyphoniques se multiplièrent. Le succès de ce genre littéraire s'explique en partie par la méfiance que l'on éprouvait à l'égard de la pure fiction, et qui se trouvait ainsi contrebalancée par l'authenticité de la lettre. La lettre doit sonner vrai. D'où ce paradoxe : plus une lettre semble authentique, vraie, plus elle ment. Ou encore : pour qu'une lettre sonne vrai, il faut qu'elle soit fausse.
D'où la multiplication des procédés pour attester l'authenticité des lettres. Leur mode de transmission est toujours soigneusement expliqué dans une préface : portefeuille trouvé dans un jardin ou dans une maison louée, ou manuscrit découvert dans une armoire secrète de la maison de campagne achetée par l'éditeur, sac postal dérobé en Angleterre et en Italie, valise trouvée (Lesage : « Lettres trouvées dans les papiers d'un père de famille »), lettres trouvées dans des portefeuilles d'émigrés ou dans la neige. Les fautes, les longueurs, les désordres, les naïvetés sont autant de preuves de l'authenticité, car un véritable écrivain aurait corrigé ces maladresses. A partir de là, l'auteur n'est plus directement responsable des livres qu'on va lire.
Dans la préface de « La Nouvelle Héloïse », Rousseau écrit :
« J'ai vu les mœurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres. Que n'ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu ! Quoique je ne porte ici que le titre d'éditeur, j'ai travaillé moi-même à ce livre, et je ne m'en cache pas. Ai-je fait le tout, et la correspondance entière est-elle une fiction ? Gens du monde, que vous importe ? C'est sûrement une fiction pour tout honnête homme qui doit avouer les livres qu'il publie. Je me nomme donc à la tête de ce recueil, non pour me l'approprier, mais pour en répondre. Quant à la vérité des faits, je déclare qu'ayant été plusieurs fois dans le pays des deux amants, je n'y ai jamais ouï parler du baron d'Etange, ni de sa fille, ni de M. d'Orbe, ni de milord Edouard Bomston, ni de M. de Wolmar. J'avertis encore que la topographie est grossièrement altérée en plusieurs endroits, soit pour mieux donner le change au lecteur, soit qu'en effet l'auteur n'en sût pas davantage. Voilà tout ce que je puis dire. Que chacun pense comme il lui plaira. » Laclos obéit donc à une mode dans laquelle la société de son temps se reconnaît. Il s'aide d'une tradition et lui apporte son couronnement avec ce roman épistolaire polyphonique, il en est le chef-d'œuvre absolu. Fidèle à la tradition, l'auteur n'est plus alors qu'un éditeur qui prend la peine d'expliquer comment toutes les lettres sont tombées entre les mains de Madame de Rosemonde.
• La lettre, gage d'authenticité ? La lettre est-elle ce qu'il y a de plus authentique, de plus proche de la vie, comme semble le penser les romanciers qui usent de ce genre littéraire, ou est-ce ce qui est le plus factice, le plus littéraire ? Mensonge du roué, et/ou mensonge de l'art? « Les Liaisons » sont à double ou triple fond. La préface du soi-disant éditeur et du soi-disant rédacteur sont des chefs-d'œuvre de duplicité littéraire. L'éditeur nous avertit : « Malgré le titre de cet ouvrage et ce qu'en dit le rédacteur dans sa préface, nous ne garantissons pas l'authenticité de ce recueil et nous avons même de fortes raisons de penser que ce n'est qu'un roman. »
En revanche, le rédacteur donne comme meilleure preuve de l'authenticité du recueil « la variété des styles » ; il prétend avoir supprimé certaines lettres pour n'en laisser subsister que celles qui ont paru nécessaires. Mais c'est après que l'éditeur a avoué qu'il s'agit d'une fiction. Comme Jean-Jacques avouait son rôle d'auteur quand il écrit dans la préface de « La nouvelle Héloïse » : « Lisez une lettre d'amour faite par un auteur dans son cabinet, par un bel esprit qui veut briller. Pour peu qu'il ait le feu dans la tête, sa lettre va, comme on dit, brûler le papier; la chaleur n'ira pas plus loin. Au contraire, une lettre que l'amour a réellement dictée, une lettre d'un amant passionné, sera lâche, diffuse, toute en longueurs, en désordres, en répétition. »
• Les liaisons dangereuses, roman épistolaire
Dans ce roman, si sobre en descriptions précises, la lettre est présente dans toute sa matérialité, en train d'être écrite, sous enveloppe, décachetée ; on connaît le détail du cachet ; le geste épistolaire est présent dans sa matérialité « je rouvre ma lettre », « votre énorme paquet m'arrive à l'instant », on connaît même leur mode d'acheminement.
Or la lettre est, avec l'art de la conversation, le symbole d'une société de la communication. Dans la société de l'honnêteté, la lettre assure les liaisons précieuses et est le véhicule privilégié du sentiment. Mais pour une femme non avertie, elle peut être un engrenage fatal. Et le roman de Laclos révèle un à un tous ces pièges. - Le premier piège consiste dans le refus même d'écrire : en répondant qu'on n'écrira pas, on écrit, on met le doigt dans l'engrenage. (lettre XXVI) « Je m'en tiens, Monsieur, à vous déclarer que vos sentiments m'offensent, que leur aveu m'outrage, et surtout, que, loin d'en venir un jour à les partager, vous me forceriez à ne vous revoir jamais, si vous ne vous imposiez pas sur cet objet, un silence qu'il me semble avoir droit d'attendre et même d'exiger de vous . » Ecrire au séducteur pour le supplier de ne plus écrire, ou négocier la poursuite de la correspondance par la concession d'un départ. (lettre XLIII)
- Le second piège est d'écrire pour se persuader qu'on peut, qu'on doit écrire, pour éviter un malheur plus grand, pour ne pas sembler donner une approbation tacite aux audaces du séducteur. Le refus de parler d'amour est encore une manière de parler d'amour. L'erreur suivante est de montrer de la crainte. « Vous me forcez à vous craindre », écrit Madame de Tourvel, révélant ainsi qu'elle doute de ses propres forces.
Le nombre des destinataires multiplie les relations entre les uns et les autres. Aux rapports assez simples du début, qui font communiquer Valmont et Madame de Merteuil, Danceny et Cécile, viennent s'ajouter Tourvel-Valmont, Cécile-Valmont, etc.. Le roman de Laclos est un réseau de plus en plus complexe de liaisons dangereuses. Valmont est dangereux pour Mme de Tourvel, pour Cécile, pour Danceny, pour la Marquise de Merteuil qu'il finira par dénoncer. La Marquise de Merteuil est dangereuse pour les hommes qu'elle berne ou poursuit, pour sa cousine Madame de Volanges, dont elle pervertit la fille, pour Danceny qu'elle arrache à Cécile et qu'elle manipule, pour Valmont dont elle fait le malheur.
Mais la forme épistolaire établit entre le lecteur et les personnages un rapport très particulier qui le distingue des autres modes narratifs. Le lecteur, projeté au cœur de chaque personnage, sait ce que tous pensent simultanément et projettent à l'insu les uns des autres. Il est d'ordinaire seul à tout savoir, mais Valmont et Merteuil savent tout également puisque la marquise reçoit en annexe les relations de Valmont, les brouillons de ses lettres à Tourvel, les réponses de la présidente, puisque Valmont, grâce à la complicité d'une servante, surprend la correspondance de Madame de Tourvel. « Si Valmont sait beaucoup de choses, la marquise, elle, sait tout. Ces deux personnages occupent la place privilégiée du lecteur. Il s'instaure ainsi une sorte de complicité entre le lecteur et ce couple libertin, complicité avec des monstres à laquelle ce roman doit peut-être en partie sa réputation de livre pervers.» (cf L.Versini). Enfin la matérialité de la lettre ouvre la possibilité d'un chantage. La polyphonie permet des effets auxquels les autres romans ont rarement recours avec autant d'ingéniosité. Laclos pratique souvent le récit double du même événement par des épistoliers différents: la gaucherie de Cécile à son entrée dans le monde est vue successivement par l'intéressée et par la marquise. Ce double récit peut mettre en valeur deux faces d'un même personnage. Valmont, tendre et respectueux avec la présidente, est cynique avec Cécile, fanfaron sûr de sa victoire puis décontenancé par la fuite de la présidente. La marquise prêche la vertu à Madame de Volange et le vice à la fille. Cécile, dans l'ignorance du piège qui va se refermer sur elle, est toute reconnaissance à l'égard de la marquise.
• Équilibre des lettres Valmont, 51 lettres. Marquise, 28 (plus celles qu'elle reçoit). Madame de Tourvel et Cécile, chacune 24 ; cet équilibre est obtenu par la soi-disant suppression de quelques lettres de Cécile « ce qui en dit long sur l'intérêt du personnage. »(cf L Versini) Rosemonde écrit 9 lettres mais en reçoit 22, ce qui nous prouve à l'évidence que le rôle de confidente lui est dévolu. Magistral équilibre de l'ensemble avec au milieu la lettre 81, l'autobiographie de la marquise ; nous y reviendrons. Les lettres vont du billet mondain à la lettre-rapport, bulletin, comme un communiqué de campagne à la lettre d'amour, à l' « héroïde », à la lettre d'analyse, à la lettre de séduction. La lettre de séduction est celle qui a, dans ce roman, la fonction la plus originale ; elle ne raconte pas seulement l'événement, parfois, elle le fait ; elle est promesse d'action, elle est en prise directe sur l'événement ; elle fait progresser l'action, modifie les situations et les êtres. La plus brillante performance de Laclos est d'avoir confié à la lettre la résistance de Madame de Tourvel et sa séduction. Par son refus de tête-à-tête, par sa fuite, la présidente oblige Valmont à ne compter que sur la lettre ; elle tombe ainsi dans le piège redoutable, car une lettre, qu'on feint de dédaigner, agit. C'est uniquement par neuf lettres que Valmont désarme la femme vertueuse et touche la femme sensible.
• Le jeu des lettres comme les pièces d'un échiquier Jamais peut-être avant Laclos, la forme épistolaire n'a été à ce point maîtrisée. Toutes les lettres sont nécessaires et motivées ; à aucun moment on n'oublie qu'il s'agit de lettres, c'est-à-dire d'une main qui écrit, des yeux qui liront, d'une voix qui parle et que l'autre entend et à laquelle il répondra. S'il est des gens qui, telle Cécile de Volanges, ignorent ce principe de l'art épistolaire, la Marquise le lui apprend : « Quand vous écrivez à quelqu'un, c'est pour lui et non pour vous : vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaît davantage. » On ne saurait mieux dire que l'on doit surtout dire ce que l'on ne pense pas. La lettre est un moyen d'action qui vise le destinataire comme une cible. Les relations humaines chez Laclos sont des relations de combat. Il y a : - d'une part, ceux qui composent toutes leurs attitudes et ne disent pas un mot qui ne soit calculé en vue du but à atteindre: ce sont les protagonistes, les libertins, toujours masqués. Jamais Valmont n'écrit à Cécile ou à Madame de Tourvel ce qu'il pense mais ce qu'il doit paraître penser pour produire l'effet voulu et faire progresser l'entreprise de séduction. Madame de Merteuil change de masque selon les destinataires de ses lettres. - d'autre part, ceux qui sont incapables de composer sont des êtres de premier mouvement, Cécile, Danceny, Madame de Tourvel. Ceux-là sont sincères mais souvent à leur insu, sous l'impulsion d'un sentiment , ils disent plus qu'ils ne croient penser. De telle sorte que leurs lettres ont un sens apparent et un sens caché que les deux roués qui mènent le jeu savent interpréter, déchiffrer, traduire en clair, bref dévoiler ce qui est tû. C'est dire que dans ce jeu subtil, le roman épistolaire rejoint le roman d'analyse. Il est un mécanisme savant, rien n'est laissé au hasard, tout est rigoureusement construit. Les lettres s'expliquent les unes par les autres, elles forment une trame de chaînes solidaires. L'ordre des lettres n'est jamais indifférent et les regroupements répondent à des effets voulus de juxtaposition ou d'opposition significatifs. Leur place est aussi calculée que celle des pièces d'un échiquier et cet un art de la manœuvre atteste l'heureuse équivalence du fond et de la forme.
• Structure du roman
Roman en 4 parties. L' exposition se fait à partir des 4 premières lettres. Projet de Mme de Merteuil. Projet de Valmont. Amour de Cécile et Danceny. Madame de Tourvel est venue passer quelque temps à la campagne, chez Mme de Rosemonde qui reçoit en même temps son neveu Valmont. 1) Première partie 3 août au 1er septembre Madame de Tourvel a demandé à Valmont de s'éloigner. Elle est déjà « sensible ».Valmont en a eu la preuve en fouillant les papiers de la jeune femme. Il a constaté que toutes ses lettres ont été conservées, ou recopiées et que celles qui avaient été déchirées, ont été recollées. Mais la jeune femme fuit cet amour qui l'effraye : « Vous feignez de croire que l'amour mène au bonheur; et moi je suis persuadée qu'il me rendrait malheureuse. Je m'en tiens à vous prier, comme je l'ai déjà fait, de ne plus m'entretenir d'un sentiment que je ne dois pas écouter, et auquel je dois encore moins répondre. »
2) Seconde partie 3 septembre au 26 septembre Le lecteur découvre les ruses perverses de la marquise. Elle gagne la confiance de la mère de Cécile. Elle la manipule et lui fait croire qu'elle va veiller sur sa fille et l'amener à accepter le mari qu'on lui impose. Elle manipule en même temps Cécile et lui dit que Valmont va l'aider dans ses amours avec Danceny en leur servant de boîte à lettres. De son côté, Valmont gagne la confiance de Danceny.
Danceny reçoit la lettre de Valmont
3) Troisième partie 26 septembre au 25 octobre Sous prétexte de lui remettre les lettres de Danceny et de prendre celles que Cécile lui écrit, Valmont s'est fait remettre la clef de la chambre de la jeune fille. Il la rejoint chaque nuit. Fin septembre, Valmont arrive à ses fins avec Cécile. En octobre, sans doute le 17, Mme de Merteuil séduit Danceny Madame de Tourvel doit admettre qu'elle est éprise de Valmont, qui a feint de renoncer à elle pour vaincre ses dernières défenses. La troisième partie s'achève sur le salut trompeur de la Présidente.
4) Quatrième partie 29 octobre au 14 janvier Cette quatrième partie s'ouvre sur le triomphe de Valmont. Lettre du 29 octobre : « La voilà donc vaincue cette femme superbe qui avait osé croire qu'elle pourrait me résister .. je suis encore trop plein de mon bonheur pour pouvoir l'apprécier, mais je m'étonne du charme inconnu que j'ai ressenti. » La réponse de Mme de Merteuil révèle toute l'humeur qu'elle a ressentie en lisant des mots qui trahissent l'amour de Valmont pour la présidente. « Quand vous voudrez vous distraire un moment de ce charme inconnu que l'adorable , la céleste Madame de Tourvel, vous a seule fait éprouver... » Ce qui suscite la réponse de Valmont : « Dites-moi donc, belle amie, d'où peut venir ce ton d'aigreur et de persiflage qui règne dans votre dernière lettre ? » Malgré les dénégations et les fanfaronnades de Valmont, elle ne s'y trompe pas. « Vous vous faites des illusions sur le sentiment qui vous attache à Madame de Tourvel. C'est de l'amour ou il n'en exista jamais. » « Je persiste, ma belle amie : non je ne suis point amoureux ; et ce n'est pas ma faute si les circonstances me forcent d'en jouer le rôle. » Le 21 novembre, Cécile fait une fausse couche. Et le 24 novembre la marquise de Merteuil propose à Valmont le texte de la lettre qui va tuer Madame de Tourvel en lui signifiant brutalement la rupture . « On s'ennuie de tout, mon ange, c'est une loi de la nature ; ce n'est pas ma faute. Si donc je m'ennuie aujourd'hui d'une aventure qui m'a occupé entièrement depuis quatre mortels mois, ce n'est pas ma faute. Si par exemple, j'ai eu juste autant d'amour que toi de vertu, et c'est sûrement beaucoup dire, il n'est pas étonnant que l'un ait fini en même temps que l'autre, ce n'est pas ma faute ... Adieu mon ange, je t'ai prise avec plaisir , je te quitte sans regret : je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde, ce n'est pas ma faute, etc ... »
Le 27 novembre, Valmont sacrifie Mme de Tourvel et lui envoie cette lettre fatale, la lettre qui tue. La jeune femme va chercher refuge dans un couvent . A partir de cette lettre fatale, la précision dans les dates donnent au roman l'allure d'un échange de coups parfaitement contrôlé. Madame de Merteuil nargue Valmont ; elle affiche son goût pour Danceny et se refuse à lui . La guerre est déclarée entre les deux complices qui sont devenus des adversaires. Toutes leurs lettres sont autant de balles qui font mouche. Valmont la menace. Lettre CLIII 4 décembre. Laconique réponse de la marquise : « Hé bien, la guerre ! » L'engrenage fatal est en route. Valmont dicte à Cécile la lettre qui arrachera Danceny aux bras de la marquise, et à Danceny les mots qui lui ouvriront la chambre de Cécile. Lettre CLVIII - Le 6 décembre : Valmont lui révèle par quelle trahison il a ramené Danceny à Cécile Lettre CLIX - Le 6 décembre : La marquise se venge. Lettre CLXII - Le 6 décembre : Danceny apprend la trahison de Valmont et le provoque en duel. Lettre CLXIII - Le 7 décembre : Valmont meurt, tué en duel par Danceny. Lettre CLXV - Le 9 décembre : A l'annonce de la mort de Valmont, Madame de Tourvel meurt. Lettre CLXVIII - Le 11 décembre : Des bruits courent sur la marquise et sa réputation est entamée. Lettre CLXIX - Le 12 décembre : Danceny fait tenir à Madame de Rosemonde les lettres qui condamnent la marquise. Lettre CLXX - Le 13 décembre : Cécile, déshonorée, s'enfuit dans un couvent Lettre CLXXIII - Le 18 décembre : A la Comédie italienne tour le monde tourne ostensiblement le dos à Madame de Merteuil. Lettre CLXXIV - Le 26 décembre : Danceny part pour Malte. - La dernière lettre du roman, le 14 janvier, écrite par Madame de Volange à Madame de Rosemonde, nous apprend que Madame de Merteuil est défigurée par la petite vérole, qu'elle a perdu son procès ; elle est ruinée et elle fuit en Hollande avec les bijoux et l'argenterie qui appartiennent à ses créanciers. Le roman se réduit à la crise de la tragédie, comme une épure. « Le roman s'inscrit entre le solstice d'été et le solstice d'hiver. Il suffit de la chaleur d'un été pour consumer la tendre Tourvel, faner la tendre jeunesse de Cécile et consommer la perte des deux meneurs de jeu. »
LES LEÇONS DE JEAN-JACQUES Laclos, disciple de Rousseau est un fervent admirateur de « La Nouvelle Héloïse ». En épigraphe aux « Liaisons », Laclos a placé une phrase tirée de la première préface du roman de Rousseau. « J'ai vu les mœurs de mon temps et j'ai publié ces lettres. » Paris est le lieu du libertinage, de la légèreté où se font et se défont les réputations. Et le monde, qui condamne si vite la marquise, est le même que celui qui admirait sans réflexion sa soi-disant vertu. Au tourbillon du monde, s'oppose selon Jean-Jacques « les vertus réparatrices ou purificatrices de la campagne ». La campagne est liée à une spontanéité, à une liberté de mouvements, selon les termes de Saint Preux décrivant Julie que la vie en ville n'autorise pas : « elle offre l'image d'une gaieté naïve et franche. » Mais la double opposition entre ville et campagne, vice et vertu, est ici remise en question par la présence du libertin . C'est ainsi que la campagne offrira à Valmont mille moyens de rejoindre Madame de Tourvel, y compris en choisissant des parcours qui permettront le rapprochement des corps. « J'ai dirigé sa promenade de manière qu'il s'est trouvé un fossé à franchir " Lieu du retrait, c'est aussi le lieu où ses resserrent les liens, où s'attisent les passions de l'aveu de Valmont (cf A..M Paillet Guth ) « La solitude ajoute à l'ardeur du désir. » ( lettre IV ) « Les Liaisons » sont remplies de réminiscences de « La Nouvelle Héloïse », mais Laclos en agence les thèmes à sa façon et redistribue les rôles. Danceny est le maître de musique de Cécile, comme Saint Preux était le précepteur de Julie, et les leçons sont aussi dangereuses pour l'une que pour l'autre. Saint Preux, comme Danceny, sont d'une naissance trop basse pour prétendre à la main de la jeune fille dont ils sont épris. Dans les deux romans, les lettres sont découvertes par la famille. Mais Danceny est un héros dégradé. La lecture de la « Nouvelle Héloïse » lui est montée à la tête, non pour en faire une âme sensible mais un « sentimentaire » selon le langage des roués. Il se sent à l'aise dans les situations les plus équivoques. Il souhaite que Cécile voit en Valmont leur ami commun. Quand il succombe au charme de la marquise, il se justifie en disant qu'il a été « engagé dans une autre aventure pour ainsi dire à mon insu. » Et il ajoute : « Souvent le souvenir de Cécile est venu me troubler, mais jamais son cœur ne lui a rendu un hommage plus vrai que tandis qu'il lui était infidèle. »
En quoi est-il alors différent de Valmont qui écrit à la Présidente, vautré dans le lit d'Emilie ? Toute l'analyse du roman confirme que le mal dans les « Liaisons dangereuses » n'est pas le mal en soi, que la liaison n'est pas une rencontre avec Satan ; ce mal est d'origine humaine, sociale, comme l'enseigne Rousseau ( L .Versini ). Laclos fait le roman de la ville et non celui de la Cour, des aristocrates qui n'appartiennent pas aux premières familles du royaume. C'est bien cette société oisive que Rousseau a vitupérée avec tant d'éloquence. Comment ce sombre roman de la noirceur peut-il être fidèle au rêve de transparence qui anime les belles âmes du roman de Rousseau ? Tout semble les opposer : roman de la transparence/ roman du mensonge, roman de l'idéal/ roman de la sombre réalité. Simplement, pour dénoncer les mêmes tares, Laclos choisit la voie opposée à celle de son modèle. Nous avions vu le lien de filiation entre l'œuvre de Rousseau et l'essai de Laclos sur les femmes. Mais, entre cet essai et son roman, il n'y a pas solution de continuité. La réflexion sur l'éducation des femmes est au coeur des deux ouvrages, et c'est un prolongement des réflexions de Rousseau sur la femme naturelle et sa perversion dans la société parisienne de son temps. C'est la négligence de Madame de Volanges qui livre sa fille aux jeux pervers de Madame de Merteuil et de Valmont. Cécile, la victime des machinations diaboliques des deux roués, n'est même pas une ingénue libertine. Elle n'a ni grâce ni pudeur ; elle bêtifie. Sa naïveté est d'une sottise tragique et son libertinage une aptitude élémentaire au plaisir. Rien de plus aisé que la corrompre. « On peut la corrompre mais non la déniaiser. » Valmont comme la Merteuil la méprisent. Il est vrai que, comme toutes les jeunes filles mises au couvent qui ne reçoivent aucune forme de savoir, ni théorique ni pratique, Cécile est ignorante et sans défense. Leurs mères sont pour elles des étrangères et elles ne se soucient pas de les éduquer. Et quand Madame de Volanges s'avise d'être vigilante, elle l'est sottement et s'empresse de démissionner en déléguant à la marquise l'éducation de sa fille.
La femme n'a rien à attendre de personne en matière d'éducation, c'est ce qu'a compris très tôt la Marquise de Merteuil. Sa mère lui a évité l'éducation de couvent, et ses lectures ne se réduisent pas aux romans du jour. Elle a dévoré moralistes et philosophes. Elle a ainsi acquit une liberté d'esprit confirmée par l'émancipation juridique que lui confère son statut de jeune veuve. Le seul, nous le savons, à faire de la femme un être majeur sous l'Ancien Régime. De la Marquise de Merteuil, on n'a nul portrait physique; on sait seulement qu'elle est jeune, qu'elle est entrée dans le monde à quinze ans ; elle y règne depuis peu. Elle a un rang, un hôtel particulier. C'est une mondaine qu'on croit vertueuse; on apprécie son ton vif, son persiflage, son esprit mais, surtout, elle sait cultiver les apparences, en faire son être social. Son masque est celui de la prude, elle le porte avec tous. Elle a appris seule, la méfiance, l'hypocrisie, la dissimulation systématique, afin de ne laisser nulle prise à autrui et surtout à l'homme.
Elle joue à la perfection le jeu de la société et a élevé le mensonge mondain à la hauteur d'un art de vivre. C'est ce qu'elle expose longuement dans la lettre 81 : « Je commençais à déployer sur le Grand Théâtre les talents que je m'étais donnés. Mon premier soin fut d'acquérir le renom d'invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j'eus l'air d'accepter les hommages. Je les employais utilement à me procurer les honneurs de la résistance tandis que je me livrais sans crainte à l'Amant préféré. Mais, celui-là, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde ; et les regards du cercle ont été toujours fixés sur l'Amant malheureux. »
La marquise est condamnée par son système et ses « principes » à une terrible solitude ; elle n'a personne à aimer, pas d'amis, pas de sœurs, elle est incapable d'éprouver un sentiment, amour ou même solidarité, avec son sexe dont la sépare un féminisme individualiste et méprisant. Il y a en elle un esthétisme du mal, une manière de faire de la méchanceté un des beaux arts, mais cette énergie, cette lucidité aboutissent à un échec parce que cette femme, qui a maîtrisé ses mouvements naturels, est vaincue par la colère, la jalousie et l'esprit de vengeance. Cette énergie et cette lucidité font de la marquise le moteur du roman plus que Valmont. C'est elle qui tire les ficelles, jusqu'au dénouement exclu.
« La Nouvelle Héloïse » est un roman d'amour, certes, mais aussi de l'exaltation de l'amour, protestation contre la tyrannie de la société, et un appel à l'indulgence, mais avec une portée morale et religieuse. Rousseau conduit son héroïne jusqu'au mariage : pas avec son amant, mais avec un homme choisi par son père, Monsieur deWolmar. Mariage auquel elle se soumettra et qui sera générateur d'un authentique bonheur. Vécue par des êtres d'exception, cette tragique histoire verra la sublimation de cet amour. Et cette femme mariée, fidèle, recevra, avec l'agrément de son mari, l'amant tant aimé, et ils connaîtront à Clarens un bonheur pur et parfait. Et il n'est pas indifférent de noter qu'à la lettre 81, où la marquise de Merteuil raconte son apprentissage et sa parfaite maîtrise de la rouerie, correspond la lettre de Julie, dans la troisième partie de « La nouvelle Héloïse », dans laquelle Julie raconte longuement comment le sacrifice de son amour et la lente acceptation de son destin lui ont fait découvrir l'infinie douceur et le réconfort de la vertu. Le roman de Laclos apparaît alors comme une Héloïse inversée « le mouvement ascendant vers l'ordre et l'harmonie autour de Julie s'inverse en un mouvement descendant vers le désordre autour d'une figure féminine dominante, la marquise, image négative de Julie et de Madame de Tourvel. »
Ce roman de Laclos, qui apparaît comme une vaste entreprise de désacralisation du langage amoureux, est aussi un roman où l'on meurt d'amour dans la plus pure tradition de la passion romanesque et tragique. Les libertins réduisent l'amour à son principe physique et expriment une constante suspicion à l'égard du sentiment amoureux . L'expression « libertin amoureux » est un véritable oxymore pour Valmont. C'est pourquoi, à mesure que la marquise déchiffre chez lui les progrès de l'amour, il nie avec violence. « Amoureux » devient une accusation infâmante dont il faut se défendre. Cependant, le détournement du discours amoureux au profit d'une stratégie implique bien chez les séducteurs une croyance en son efficacité, et la forme épistolaire choisie par Laclos permet d'en consacrer l'efficacité. Il y a bien un paradoxe chez le séducteur cynique à dénigrer le langage de l'amour, tout en vérifiant sa puissance sur autrui.Le code galant dont il use est au service du mensonge. Du discours, on bascule à la reconnaissance de son pouvoir mortifère. Certes, il calque ses déclarations sur celle de Saint Preux à Julie : « Dévoré par un amour sans espoir, j'implore votre pitié et ne trouve que votre haine: sans autre bonheur que de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi, et je tremble de rencontrer vos regards. Dans l'état cruel où vous m'avez réduit, je passe les jours à déguiser mes peines et mes nuits à m'y livrer. » Mais est-il toujours hypocrite ? Il se défend d'être amoureux, ce dont la marquise l'accuse formellement. Pourtant, après sa victoire, il écrit à la marquise: « Serai- je donc, à mon âge , maîtrisé comme un écolier par un sentiment involontaire et imprévu ? ( lettre CXXV ). »
Mais Valmont n'est pas le seul à se déjuger, et le roman est beaucoup moins satanique qu'il n'y paraît . « Tout le monde aime contre le principe qui lui interdit d'aimer ; principe religieux pour Tourvel, principe libertin pour Valmont, mais la Merteuil succombe elle aussi comme si son intelligence diabolique avait achoppé sur le sentiment. » Elle, qui incarne si souverainement le refus de la sensibilité, finit par céder à des forces qui la conduisent obscurément à une sorte d'amour pour Valmont et de violente jalousie à l'égard de la présidente. « Quand une femme frappe dans le cœur d'une autre, elle manque rarement de trouver l'endroit sensible, et la blessure est incurable. Tandis que je frappais celle-ci, ou plutôt que je dirigeais vos coups, je n'ai pas oublié que cette femme était ma rivale, que vous l'aviez trouvée un moment préférable à moi et, qu'enfin vous m'aviez placée au-dessous d'elle. »
L'éclat des deux « méchants » ne doit pas masquer le rayonnement du magnifique personnage qu'est Madame de Tourvel qui doit à Julie ( celle de la Nouvelle Héloïse ) le vocabulaire, la chaleur de ses lettres. A la complexité ou aux contradictions de Valmont font pendant la richesse et la complexité de son personnage qui rayonne dans tout le livre par ses 24 lettres réparties sur les 4 parties. On sait peu de choses de son physique « taille ronde et souple », « gorge aux formes enchanteresses », « de grands yeux », « un joli corps », « une gaîté naïve et franche ». Mme de Merteuil la caricature au début du roman en évoquant : « Des traits réguliers mais nulle expression; passablement faite mais sans grâce, toujours mise à faire rire ! Avec ses paquets de fichus sur la gorge. »
Certes, lui répond Valmont, elle n'a pas l'aisance des mondaines « qui ne savent que rire pour montrer les plus belles dents du monde. » Elle est du même monde que la marquise ; elle appartient à la noblesse de robe, elle habite le même quartier Saint Honoré. Mais cette noblesse de robe a une plus grand rigueur de mœurs que la noblesse d'épée, et un respect des choses de la religion. Elle a des « principes austères ». Madame de Tourvel est une honnête femme qui n'aime pas son mari, « même si le portrait du digne président est accroché dans la chambre conjugale. » Elle n'a pas d'enfant, son cœur est vide. Quelle honnête femme n'a pas rêvé de convertir un don Juan pour la plus grande gloire de Dieu ? Mais elle est prise à son propre jeu, saisie par la révélation de l'amour, un amour plus fort que l'honnêteté. Elle est dévote, cependant ses pratiques religieuses ne font pas d'elle une femme obsédée par la religion, et sa retraite au couvent pour y mourir n'a pas de signification spirituelle. Elle a le souci de sa réputation, de sa gloire en langage cornélien, le souci de sa paix comme la princesse de Clèves. Ses premières lettres découragent les assauts : « Je m'en tiens, monsieur à vous déclarer : que vos sentiments m'offensent que leur aveu m'outrage et, surtout, que loin d'en venir un jour à les partager vous me forceriez à ne vous revoir jamais si vous vous imposiez. » Mais le rempart de l'honnêteté et la fermeté de la défense laissent entrevoir une brèche. « Encore si j'étais assurée que vos lettres fussent telles que je n'eusse jamais à m'en plaindre. » L'engrenage de la correspondance, refusée avec tant d'éloquence, fait le reste. Cette femme honnête est sensible au charme de Valmont qui, plus que tout autre, est aimable. La prude devient sensible. Puis vient l'étape de l'amitié tendre, du sentiment délicieux. Au moment où elle décide de s'éloigner de lui, pour conserver au moins sur ses actions l'empire qu'elle a perdu sur ses sentiments, elle fait à Madame de Rosemonde l'aveu de son amour : « Que vous dirai-je enfin ? J'aime oui, j'aime éperdument. »(lettre CII)
Puis dans la lettre CVIII ( 5 octobre ), quand Valmont, pour mieux la vaincre, feint de renoncer à elle, c'est le souvenir de Bérénice croisé avec le ton de l'héroïde qui prend le relais. « Le tourment inexprimable, c'est de se séparer de ce qu'on aime ; de s'en séparer pour toujours…A présent, dans ma pénible solitude, isolée de tout ce qui m'est cher, tête-à-tête avec mon infortune, tous les moments de ma triste existence sont marqués par mes larmes, rien n'en adoucit l'amertume. » Dans la lettre C XXIV ( 25 octobre ), son amour a des accents raciniens : « Enfin, je le verrai s'éloigner... s'éloigner pour jamais et mes regards qui le suivront ne verront pas les siens se retourner sur moi. » Et si elle cède à Valmont, c'est en se persuadant qu'elle fait son bonheur. L'aveu de l'amour comblé est inspiré par le bonheur de l'autre : « Valmont est heureux ; et tout disparaît devant cette idée, ou plutôt elle change tout en plaisir. C'est donc à votre neveu que je me suis consacrée ; c'est pour lui que je me suis perdue. Il est devenu le centre unique de mes pensées, de mes sentiments, de mes actions. » Lettre CXXVIII ( 1er Novembre ) Elle sera la seule dans ce roman à connaître la félicité, brève mais intense. Abandonnée, cette femme tendre et passionnée reste parfaitement digne. Elle avait promis de ne pas se plaindre si son pari sur l'amour et le bonheur était perdu. « Tant que ma vie sera nécessaire à son bonheur, elle me sera précieuse et je la trouverai fortunée. Si quelque jour, il en juge autrement... il n'entendra de ma part ni plainte ni reproche. J'ai déjà osé fixer les yeux sur ce moment fatal et mon parti est pris. »( Lettre CXXVIII) Promesse tenue.
Elle représente la revanche du sentiment et de l'ordre du cœur dans ce roman du libertinage de l'esprit « Dans cet enfer glacé, la Présidente introduit le seul rayon de soleil, celui de son bref bonheur et du sublime don de soi. » Madame de Tourvel savait manier l'ironie, aux dépens de Valmont, de Madame de Volanges.Bientôt, elle la tournera douloureusement contre elle. Elle mourra bafouée, victime non de Valmont mais d'elle-même, « complice de sa destinée. » Quant à Valmont et la Merteuil, maîtres de l'ironie, leur liaison n'a pas été seulement dangereuse pour les autres ; pour eux, elle sera mortelle. Ils n'auront, en fin de compte, œuvrer qu'à se détruire. La Merteuil mène le jeu, mais sa véritable cible est son partenaire, son complice. Au départ, ils partagent la même ironie; les autres leur sont un divertissement, des « espèces » qu'ils mettent dans leur jeu ou qu'ils choisissent comme victimes, avec gaieté, cynisme, humour noir. Mais leur virtuosité les met en compétition puis en conflit, chacun voulant prendre le pas sur l'autre. Valmont n'est pas de taille et son ironie devient parfois de la muflerie. « J'ai dans ce moment un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles qui m'amène naturellement à vos pieds. » Mais il sait qu'il a trouvé son maître d'où l'inquiétude qui monte peu à peu : « D'où peut venir le ton d'aigreur et de persiflage qui règne dans votre dernière lettre ? » Il croirait perdre la face s'il ne s'engageait pas, malgré lui, dans une surenchère qui le conduira à l'irréparable.
Laclos fonde un nouveau romanesque, celui de l'intelligence alors que le roman est plus souvent le lieu du sentiment. « Romanesque paradoxal car il n'est pas le fait d'une imagination puissante, mais de la combinaison habile de lieux communs, de personnages qui viennent des provinces les plus célèbres de la littérature, on intervertit les figures. » (L .Versini ) Le plaisir de la lecture est en grande partie le plaisir de l'intelligence. Le lecteur, qui analyse les mécanismes de ces diaboliques machinations, la rigoureuse construction du roman, de l'intrigue, ressent un vrai plaisir de l'esprit. Mais l'intelligence diabolique des deux roués achoppent sur le sentiment. Et leur ultime condamnation, dans cette civilisation où le langage leur confère l'existence, et dont le roman épistolaire est l'un des modes d'expression privilégiés, est le silence de la mort physique ou de la mort civile du déshonneur. « Les premiers rôles sont absents de l'épilogue qui n'est rempli que de l'horreur du corps social pour leurs forfaits. » Face à ce couple d'amants enfin réunis dans la mort, la Merteuil reste seule. Sa métaphore à elle était le théâtre du monde, elle était en perpétuelle représentation ; sa punition sera de voir le vide se faire autour d'elle lorsqu'elle reparaîtra à la Comédie italienne. « Dans le dossier même de leurs crimes, la conclusion est aussi terrible que celle de Don Juan » « Ce livre, s'il brûle , ne peut brûler qu'à la manière de la glace. » (C. Baudelaire)
Sur la base des informations contenues dans cette conférence, répondez au questionnaire suivant.
1. Quelle est la première profession de Choderlos de Laclos?
2. En quoi cette profession a-t-elle un impact sur l'intrigue des "Liaisons dangereuses"?
3. Que sait-on de la vie privée (familiale et amoureuse) de Laclos?
4. Quelle a été la réception des "Liaisons dangereuses" au moment de sa parution?
5. Quelle a été la réception des "Liaisons dangereuses" au XIXe siècle en France?
6. Si l'on compare le manuscrit original des "Liaisons dangereuses" au texte publié, quelle modification importante a été effectuée par Laclos?
7. Combien de roman(s) Laclos a-t-il rédigé(s)?
8. Quel âge ont approximativement Valmont, Mme de Merteuil et Cécile?
9. Citez les diverses étapes suivies par les libertins dans l'art de la séduction.
10. Peut-on considérer "Les liaisons dangereuses" comme un roman pornographique? Justifiez votre réponse.